5
L’accueil du capitaine Haydock débordait de cordialité.
Il avait salué avec enthousiasme l’arrivée du major Bletchley et de Tommy, auquel il avait imposé de faire le tour du propriétaire.
Au départ, Le Repos du contrebandier s’était limité à deux cottages de garde-côtes perchés sur la falaise qui dominait une anse réputée inaccessible sauf pour des adolescents avides de sensations fortes.
Puis un homme d’affaires de Londres s’était porté acquéreur des terrains et des deux bâtisses dont il n’avait fait qu’une avant de tenter, sans trop y croire, de tracer un jardin. On ne l’y avait pas vu souvent, à part pour de courts séjours pendant la période estivale.
Et puis la maison, dont le mobilier avait été réduit à la portion congrue, avait connu un quasi-abandon, louée seulement pour l’été à quelques vacanciers.
— Et ne voilà-t-il pas qu’il y a quelques années, expliqua Haydock de sa voix tonnante, la baraque a été vendue à un dénommé Hahn. C’était un Allemand et, si vous voulez le fond de ma pensée, ni plus ni moins qu’un espion.
— C’est intéressant, ça, remarqua Tommy, soudain en alerte et reposant, pour mieux afficher son attention, son verre de xérès.
— Oh ! ces gars-là sont sacrément malins, reprit le vieux marin. Ils avaient même prévu ce qui se passe maintenant. Enfin, c’est mon opinion et je la partage, comme dit l’autre. Regardez un peu comment la maison est située sur la falaise : c’est parfait pour envoyer des signaux à un bâtiment au large. En contrebas, il y a l’anse – idéale pour y débarquer en vedette à moteur. Et avec ça, vu le tracé de la côte, l’isolement est total. Vous n’allez quand même pas me dire que ce Hahn n’était pas un agent allemand.
— C’était un espion, ça va de soi, appuya le major.
— Et qu’est-ce qu’il est devenu ? interrogea Tommy.
— Ah ! c’est là que ça se corse ! hennit Haydock. Le dénommé Hahn a dépensé ici des sommes folles. Pour commencer, il a fait tirer un escalier jusqu’à la plage – des marches en béton, vous voyez un peu ce que ça coûte ! Et puis il a fait réaménager la maison de fond en comble – plusieurs salles de bains, et tous les trucs et les bidules possibles et imaginables. Et vous croyez peut-être qu’il aurait confié les travaux à un entrepreneur du coin ? Je t’en fiche ! À une entreprise de Londres, oui ! Enfin, soi-disant. Parce que la plupart des ouvriers étaient des étrangers. Il y en avait même quelques-uns qui ne parlaient pas un mot d’anglais. Ça sent mauvais, tout ça, non ?
— C’est à tout le moins bizarre, concéda Tommy.
— Moi-même, à l’époque, je vivais dans les parages. Une bicoque. Mais je m’intéressais à ce que ce type faisait faire. J’aimais bien traîner près du chantier pour regarder travailler ces pékins. Et je peux vous dire une bonne chose : ça ne leur plaisait pas – ça ne leur plaisait pas du tout ! Deux ou trois fois, ils se sont même montrés assez agressifs. Pourquoi diable, je vous le demande un peu, s’il n’y avait pas anguille sous roche, hein ?
Le major Bletchley hocha la tête :
— Vous auriez dû avertir la police.
— C’est exactement ce que j’ai fait, mon bon ami. J’ai tellement enquiquiné les flics que je me suis rendu parfaitement impopulaire.
Il se versa un autre verre :
— Et ça a servi à quoi, je vous le demande ? À rien ! Une indifférence polie. À croire que, dans ce pays, tout le monde était aveugle et sourd. Une nouvelle guerre avec l’Allemagne ? Pas question ! La paix en Europe… nos bons rapports avec les Allemands… la sympathie mutuelle de nos deux peuples ! Bref, je passais pour un vieux fossile, un fauteur de guerre, un boute-feu. À quoi bon leur expliquer que les petits copains, là-bas, n’étaient sûrement pas en train de monter la plus puissante aviation d’Europe pour le plaisir de faire des loopings ou d’emmener leurs mignonnes en pique-nique ?
— Et personne ne vous a cru ! explosa le major. Bande d’abrutis ! « La paix pour notre temps. » « Faisons des concessions. » Quel baratin !
Sous l’effort qu’il faisait pour maîtriser sa colère, le teint fleuri du capitaine de frégate vira à l’écarlate :
— Belliciste, voilà de quoi ils m’ont traité. Les gens comme moi, c’étaient des obstacles à la paix, voilà ce qu’ils m’ont dit. La paix ! Moi, je le savais bien ce que mijotaient nos amis les Huns ! Et, mille sabords, ce sont des types qui préparent tout longtemps à l’avance. J’étais convaincu que ce Hahn ne valait rien de bon. Ses ouvriers étrangers ne me disaient rien qui vaille non plus. Et tout l’argent qu’il dépensait ici, ça ne me plaisait pas. Alors, je n’ai pas arrêté de me pendre au signal d’alarme.
— Vous avez eu du cran ! le félicita le major.
— Mais, à la fin, on a fini par me prendre en considération. Un nouveau chef de la police est arrivé ici, un officier à la retraite. Il a eu le bon sens de m’écouter. Ses gars ont commencé à fourrer leur nez un peu partout. Et l’ami Hahn a pris la poudre d’escampette. Par une belle nuit, sans crier gare, il a filé. Les flics ont obtenu un mandat, et ils ont perquisitionné. Dans un coffre-fort dissimulé dans un mur de la salle à manger, ils ont trouvé un émetteur radio et des documents ultra-secrets. Sous le garage, il y avait des citernes énormes – de quoi stocker des masses d’essence… Je ne vous cacherai pas que j’étais fier comme Artaban. Au club, on avait pris l’habitude de se moquer de ma psychose des espions allemands. Après ça, ils l’ont un peu mise en veilleuse. Le problème, dans ce pays, c’est que nous faisons bêtement confiance à n’importe qui.
— C’est criminel ! s’étrangla le major Bletchley. Des irresponsables ! voilà ce que nous sommes : des irresponsables ! Qu’est-ce que nous attendons pour interner tous ces réfugiés ?
— Enfin, cette petite comédie a trouvé son épilogue quand cette maison a été mise en vente, reprit le vieux loup de mer qui n’entendait pas laisser inachevée sa saga favorite. Et c’est moi qui l’ai achetée. Vous venez faire la visite, Meadowes ?
— Volontiers, je vous remercie.
Pour faire les honneurs de sa demeure, le capitaine de frégate déploya l’entrain d’un gamin. Il ouvrit les portes du coffre où avait été caché l’émetteur et emmena Tommy dans le garage afin de lui montrer les citernes à essence masquées sous le sol de ciment. Tommy dut encore admirer les deux luxueuses salles de bains, les éclairages variés, ainsi que la profusion d’ustensiles nécessaires et superflus que contenait la cuisine. Puis, par les marches de béton taillées dans la falaise, il fut conduit jusqu’à la petite plage, où on lui démontra par le menu à quel point l’ensemble des installations aurait pu, en temps de guerre, rendre service à l’ennemi.
On lui fit visiter aussi la caverne d’où la maison tirait son nom, et Haydock ne manqua pas de lui expliquer comment, à son avis, elle aurait pu, elle aussi, être utilisée.
Le major Bletchley n’avait pas accompagné les deux hommes dans leur visite. Il était resté sur la terrasse, à boire tranquillement son verre. Tommy en conclut que la chasse aux espions et sa conclusion triomphale constituaient le principal sujet de conversation du vieux marin et que ses amis en avaient subi le récit plutôt deux fois qu’une…
Alors qu’ils retournaient a Sans Souci un peu plus tard, le major confirma d’ailleurs sans ambages les suppositions de Tommy :
— C’est un brave type, ce Haydock, mais il rabâche. Il nous a raconté son histoire tant de fois qu’elle nous sort par les oreilles. Il est aussi fier de sa maison et de tous ses gadgets qu’une chatte de ses chatons…
La caricature de l’officier de marine n’était pas exagérée, et Tommy l’accueillit d’un sourire complice.
Sur quoi le major commença de raconter comment lui-même, en 1923, était parvenu à démasquer un courtier véreux. Tommy n’en fut que plus libre de poursuivre ses réflexions, se contentant de ponctuelles propos du major de « Ah, bon ? » « Incroyable ! » et autres « C’est ahurissant ! » bien sentis. Le vieux colonial n’avait guère besoin d’autres encouragements.
Plus que jamais maintenant, Tommy avait le sentiment que Farquhar avait vu juste quand, avant de mourir, il avait fait allusion à Sans Souci. Là, dans ce coin à l’écart du monde, on s’était livré de longue date à des préparatifs. L’arrivée de ce Hahn, les travaux qui avaient été accomplis, montraient à l’évidence que ce point de la côte avait été choisi comme lieu de ralliement, comme antre prêt à abriter les activités de l’ennemi.
Mais ces manigances avaient été réduites à néant par les efforts imprévisibles du soupçonneux capitaine de frégate. La Grande-Bretagne avait certes remporté le premier round. Mais ne pouvait-on pas supposer que Le Repos du contrebandier n’avait été que le premier élément d’un plan d’attaque plus complexe ? Le Repos du contrebandier avait représenté le relais pour les communications par mer – la plage, accessible seulement par le petit sentier, se serait admirablement prêtée à ce dessein. Mais il ne devait s’agir là que de la face cachée de l’iceberg.
Cette partie du plan ayant échoué grâce à Haydock, il avait bien fallu que l’ennemi trouve une parade. N’avait-il pas choisi de se replier sur la meilleure solution de rechange – en l’occurrence, Sans Souci ? Les agissements de Hahn avaient été percés à jour il y avait de ça quatre ans environ. Et Tommy avait quelques raisons de penser, d’après les propos de Sheila Perenna, que c’était bien peu de temps après que Mrs Perenna était rentrée en Angleterre et avait fait l’acquisition de Sans Souci. Le coup suivant sur l’échiquier ?
Il fallait bien conclure de tout cela que Leahampton était l’un des centres de l’activité ennemie – que l’adversaire disposait d’ores et déjà d’installations et d’affidés dans les environs.
Tommy se sentit plein d’une force nouvelle. Oubliée la dépression qu’avait fait naître l’ambiance futile et délétère de Sans Souci. L’hôtel offrait à tout un chacun une apparence innocente, mais cette innocence n’était que de surface, qu’un masque qui cachait des menées bien réelles.
Et au centre de tout, pour autant que Tommy puisse en juger, se trouvait Mrs Perenna. Par conséquent, il devenait urgent d’en savoir plus sur ses antécédents, de découvrir ce qu’il pouvait bien y avoir derrière son activité routinière d’hôtelière. Sa correspondance, ses relations, sa participation à la vie locale ou à l’effort de guerre : c’était là qu’il fallait chercher, bien évidemment, la réalité de son action. Si Mrs Perenna était bien la trop célèbre M, elle dirigeait la Cinquième Colonne dans le Royaume-Uni tout entier. Sa véritable identité n’était connue que de quelques-uns, au sommet de la hiérarchie allemande. Mais il fallait bien qu’elle communique avec ses chefs. Et Tuppence et lui devaient intercepter ces communications.
Au moment choisi, Tommy le voyait bien maintenant, Le Repos du contrebandier pourrait être pris d’assaut pour former une tête de pont. Il suffirait de quelques hommes décidés, opérant à partir de Sans Souci.
Quand les Allemands tiendraient les ports de la Manche, en France et en Belgique, ils pourraient concentrer leurs efforts sur l’invasion et la conquête de la Grande-Bretagne. Or, la situation, en France, était franchement mauvaise.
Évidemment, la Royal Navy continuait à dominer les mers. Donc l’attaque allemande viendrait par les airs et s’appuierait sur les traîtres de l’intérieur. Et si Mrs Perenna tenait en main les leviers de la trahison, il n’y avait pas de temps à perdre.
Comme pour faire écho aux réflexions de Tommy, le major Bletchley était justement en train de dire :
— J’ai compris, voyez-vous, qu’il n’y avait pas une seconde à perdre. Alors j’ai pris avec moi Abdul, mon ordonnance – quelqu’un de bien, Abdul…
Le récit ronronnait.
« Pourquoi Leahampton ? se demandait Tommy. Qu’est-ce qu’il peut y avoir comme raison ? C’est un petit bled écarté, presque un trou perdu. Un peu vieux jeu, un tantinet collet monté. Bah ! ça n’en est que plus avantageux. Quoi d’autre ? »
L’arrière-pays se composait de vastes plaines consacrées à l’agriculture. Beaucoup de pâturages. Idéal pour lâcher des parachutistes ou faire atterrir des planeurs. Mais bien d’autres endroits offraient des possibilités analogues. Seulement il y avait aussi les grandes usines chimiques où, était-il bon de noter, Karl von Deinim avait réussi à se faire embaucher.
Karl von Deinim. Oui ou non, jouait-il un rôle dans tout ça, celui-là ? Ça tombait sous le sens ! Certes, comme Grant l’avait souligné, il ne pouvait pas être le vrai chef. Automatiquement en tête de la liste des suspects, il risquait l’internement à tout moment et ne pouvait donc être qu’un rouage de la machine. Mais, après tout, qu’est-ce qui prouvait qu’il n’avait pas déjà accompli la mission qui lui avait été confiée ? Il avait dit à Tuppence qu’il faisait des recherches sur les problèmes de décontamination et d’immunisation contre les effets de certains gaz. Ça ouvrait des perspectives – des perspectives à faire frémir.
Karl était mêlé au complot, décréta Tommy – un peu à contrecœur, il faut bien l’avouer. Il le regrettait parce qu’il trouvait le jeune homme sympathique. Enfin, lui, au moins, il travaillait pour son pays. Et il savait qu’il jouait sa peau. Pour un adversaire comme ça, Tommy éprouvait du respect. Bien sûr, il ferait tout pour le coincer… et ça se terminerait devant un peloton d’exécution. Quand on se lançait dans ce métier, on savait ce qu’il pouvait y avoir au bout de la route.
Mais ceux qui trahissaient leur propre pays, qui agissaient du dedans, ceux-là allumaient en lui des brasiers de haine. Bon Dieu, il les aurait !
— … et c’est comme ça que j’ai fini par l’avoir, concluait le major d’une voix triomphante. Joli travail, non ?
— Major, répliqua Tommy sans vergogne, je n’avais jamais rien entendu d’aussi ingénieux.
*
Mrs Blenkensop était plongée dans la lecture d’une lettre. La minceur du papier en révélait l’origine étrangère. Le tampon du censeur s’étalait sur l’enveloppe.
Incidemment, l’arrivée de cette lettre avait été provoquée par la conversation de Tuppence avec « Mr Faraday ».
— Cher Raymond…, murmura-t-elle à la cantonade. J’étais si contente de le savoir en Égypte, mais, maintenant, à ce qu’il semble, il va y avoir un grand changement dans son affectation. Tout cela, c’est très secret, bien sûr, et il ne peut rien me dire de précis… seulement que tout s’arrange merveilleusement bien et que je dois m’attendre très bientôt à une grande surprise… Je suis vraiment heureuse de savoir où on l’envoie, mais je ne comprends pas pourquoi…
— Il n’est certainement pas autorisé à vous en parler ! gronda le major Bletchley.
Tuppence eut un petit rire dédaigneux et, des yeux, fit le tour de la table tout en repliant la précieuse lettre :
— Nous avons nos petites méthodes à nous, dit-elle d’un air malicieux. Mon cher Raymond sait que je suis bien moins inquiète quand je sais où il est ou bien où il va être envoyé. Et ce n’est pas très difficile, vous savez. Il suffit de prendre la première lettre de chacun des mots qui suivent un mot convenu, et ça vous donne l’endroit en question. Évidemment, de temps en temps, il y a des phrases un peu bizarres. Mais Raymond est plein d’imagination. Je suis sûre que personne ne peut rien remarquer.
Un léger brouhaha s’éleva parmi les convives. Tuppence avait bien choisi son moment puisque, pour une fois, tous les pensionnaires se trouvaient réunis pour le petit déjeuner.
Le visage du major s’empourpra :
— Vous me pardonnerez, Mrs Blenkensop, mais ce que vous faites est insensé. Les mouvements de troupes, les déplacements des unités aériennes, c’est très précisément ce que les Allemands aimeraient bien savoir.
— Oh ! mais je n’en souffle jamais un mot à personne ! s’exclama Mrs Blenkensop. Je fais très, très attention…
— Ça n’empêche pas. C’est extrêmement imprudent. Et votre fils risque d’avoir de gros ennuis un de ces quatre matins.
— J’espère bien que non. Je suis sa mère, vous comprenez. Et une mère a le droit de savoir.
— Je vous donne mille fois raison ! tonna Mrs O’Rourke. Et même la torture ne saurait vous arracher la moindre indiscrétion, nous le savons tous !
— Une lettre, ça peut être lu, insista le major.
— Je prends bien garde de ne jamais laisser traîner mon courrier, répliqua Tuppence avec un air de dignité outragée. Je l’enferme toujours à clef dans un tiroir.
Le major se contenta de hocher la tête, dubitatif.
*
Le ciel du matin était gris, et un vent aigre soufflait de la mer. Tuppence s’était installée seule, tout au bout de la plage.
De son sac, elle tira deux lettres qu’elle venait de passer prendre en ville, chez un petit marchand de journaux. Elles avaient mis quelque temps à arriver, car elles avaient été réexpédiées deux fois. La seconde fois à l’adresse d’une certaine Mrs Spender : Tuppence aimait bien brouiller ses traces. Ses enfants la croyaient en Cornouailles, au chevet d’une de ses vieilles tantes.
Elle ouvrit la première enveloppe :
Mère chérie,
J’aurais un tas de trucs marrants à vous raconter, mais je ne peux pas. Je crois que nous faisons du bon boulot. Aujourd’hui, en faisant nos courses avant le petit déjeuner, on a envoyé cinq avions allemands au tapis. C’est un peu compliqué en ce moment, mais ça va finir par s’arranger.
Ce que je ne supporte pas, c’est leur manière de mitrailler ces pauvres diables de civils sur les routes. En fait, ça nous rend tous dingues. Gus et Trundles vous envoient leur meilleur souvenir. Ils sont toujours en pleine forme.
Ne vous inquiétez pas pour moi. Tout va bien. Je n’aurais pas voulu manquer cette petite fête pour un empire. Embrassez pour moi le vieux Poil-de-carotte. Est-ce que le ministère de la Guerre lui a enfin trouvé une planque ?
Je vous embrasse,
Derek
Les yeux brillants de larmes, Tuppence lut et relut sa lettre. Puis elle passa à la seconde :
Maman chérie,
Comment va tante Gracie ? En pleine forme ? Je trouve que vous êtes formidable de la supporter. Moi, je ne pourrais pas.
Pas grand-chose à vous raconter. Mon job est très intéressant, mais c’est tellement secret que je ne peux pas vous en dire un mot. En tout cas, j’ai le sentiment que ce que je fais en vaut vraiment la peine. Ne vous faites pas de mauvais sang si vous ne participez pas à l’effort de guerre… Toutes ces vieilles bonnes femmes qui se précipitent en voulant à toute force faire quelque chose sont ridicules. On n’a besoin que de gens jeunes et efficaces. Je me demande comment Poil-de-carotte se débrouille avec son travail en Écosse. Il passe son temps à remplir des formulaires, j’imagine. Mais il doit quand même être content de se sentir utile.
Avec toute ma tendresse,
Deborah
Tuppence sourit.
Elle replia les deux lettres, les défroissa soigneusement, puis, à l’abri d’un brise-lames, elle craqua une allumette et elle y mit le feu. Elle attendit qu’elles se soient entièrement consumées.
Elle s’empara alors de son stylo et d’un bloc de papier à lettres de petites dimensions, et commença d’écrire rapidement :
Ma Deb chérie,
Ici, on se sent si loin de tout qu’on a de la peine à imaginer que nous sommes en guerre. Je suis très heureuse d’avoir reçu ta lettre et de savoir que ton travail t’intéresse.
Tante Gracie s’affaiblit de jour en jour et, intellectuellement, elle a beaucoup baissé. Je crois qu’elle est contente de m’avoir auprès d’elle. Elle parle très souvent du passé et j’ai l’impression que, de temps en temps, elle me prend pour ma propre mère. Cette année, on a fait beaucoup plus de semis de légumes que d’habitude… On a même transformé la roseraie en champ de pommes de terre. Je donne un coup de main au vieux Sikes. Comme ça, j’ai au moins l’impression de prendre ma part de l’effort de guerre. Ton père a l’air assez furibond, mais je pense, comme toi, que lui aussi est ravi de se rendre utile.
Très tendrement,
Maman
Elle écrivit ensuite :
Derek chéri,
Ta lettre m’a fait beaucoup de bien. Si tu n’as pas le temps d’écrire, envoie-moi souvent des cartes préimprimées.
Je suis venue passer quelque temps avec tante Gracie. Elle s’est beaucoup affaiblie. Elle me parle de toi comme si tu avais encore sept ans et, l’autre jour, elle m’a donné dix shillings à t’envoyer comme argent de poche.
Je suis toujours au placard. Personne ne veut de mes précieux services !… Incroyable !… Ton père, comme je te l’ai dit, a trouvé un job au Département des Réquisitions. Il est là-haut, quelque part dans le nord. C’est mieux que rien, mais ce n’est évidemment pas ce que voulait notre vieux Poil-de-carotte. Enfin, j’admets que nous devons nous faire tout petits, nous asseoir au fond de la salle et laisser la guerre aux jeunes crétineaux de votre âge.
Je ne te dirai pas de faire attention à toi, parce que je suis sûre que ça te pousserait à faire exactement le contraire. Tâche quand même de ne pas faire de bêtises.
Très, très tendrement,
Maman
Tuppence glissa les deux lettres dans des enveloppes qu’elle timbra et les jeta dans une boîte en revenant vers Sans Souci.
Alors qu’elle arrivait au pied de la falaise, elle remarqua soudain deux personnages en grande conversation, un petit peu plus haut.
Elle s’arrêta net. L’un des deux était la femme qu’elle avait vue la veille, et l’autre, Karl von Deinim.
Pour son plus grand regret, Tuppence dut s’avouer qu’elle ne pouvait se dissimuler nulle part. Il n’y avait aucun moyen de s’approcher sans être repérée et de surprendre ce qui se disait.
D’ailleurs, à cet instant précis, Karl von Deinim tourna la tête et l’aperçut. De manière plutôt brusque, les deux interlocuteurs se séparèrent. La femme descendit rapidement la route du coteau, changeant de trottoir pour éviter Tuppence.
Karl von Deinim attendit qu’elle le rejoigne. Gravement, avec courtoisie, il lui souhaita le bonjour.
— Vous parliez avec une femme d’aspect bien étrange, Mr von Deinim, dit Tuppence en hâte.
— Oui. Un genre Europe centrale elle a. Elle être une Polonaise.
— Ah bon ? C’est une… une de vos amies ?
Tuppence s’efforçait de donner à son ton la même curiosité inquisitoriale qui avait transparu autrefois dans celui de tante Gracie.
— Pas du tout, trancha Karl von Deinim. Je n’avoir jamais vu la femme avant.
— Tiens, vraiment ? J’aurais pourtant cru que…
— Seulement son chemin elle demandait. J’ai parlé allemand à elle, parce qu’elle ne comprend pas beaucoup de l’anglais.
— Je vois. Et elle voulait quoi, comme renseignement ?
— Elle a demandé si je connais une Mrs Gottlieb près d’ici. J’ai dit non, et elle a dit que peut-être elle a compris mal le nom de la maison.
— Je vois…, souffla Tuppence, songeuse.
Mr Rosenstein… Mrs Gottlieb…
À la dérobée, elle lança un coup d’œil à Karl von Deinim qui marchait à son côté, le visage figé.
Cette femme étrange éveillait définitivement les soupçons de Tuppence. Elle était convaincue que, quand elle les avait vus, il y avait déjà un moment que Karl von Deinim et l’inconnue discutaient.
Karl von Deinim ?
Elle se souvenait. Karl et Sheila, ce fameux matin : « Il faut faire attention… »
« Pourvu, oh ! pourvu que ces deux petits ne soient pas dans le coup », pensa-t-elle.
Puis elle se gourmanda : « Tu mollis ! Tu mollis et tu vieillis ! » Les nazis avaient un credo : la jeunesse. Et, selon toute probabilité, leurs agents devaient être jeunes. Karl et Sheila… D’après Tommy, Sheila n’était pas mêlée au complot. Ben voyons : Tommy n’était qu’un homme, et Sheila rayonnait d’une étrange beauté.
Karl et Sheila… Et, à l’arrière-plan, une femme énigmatique, Mrs Perenna. Cette Mrs Perenna qui pouvait tour à tour apparaître comme la banale hôtelière à la langue bien pendue ou, pendant des instants de tension, comme une personnalité tragique, pleine de violence…
Pensive, Tuppence monta lentement jusqu’à sa chambre.
La veille au soir, avant de se coucher, elle avait ouvert le grand tiroir de la table à écrire. Au fond, il y avait une petite boîte de métal émaillé, fermée d’un cadenas bon marché.
Tuppence enfila des gants et ouvrit la boîte. Elle contenait un paquet de lettres. Celle qu’elle avait reçue le matin même de « Raymond » se trouvait sur le dessus. Elle la déplia avec d’infinies précautions.
Une grimace crispa ses lèvres : ce matin, dans un pli du papier, elle avait glissé un cil. Le cil avait disparu.
Elle s’en fut dans le cabinet de toilette. Sur l’étagère se trouvait un flacon, dont l’étiquette annonçait en toute innocence « Poudre du Dr Grey », avec des indications de dosage.
Méticuleusement, elle souffla un peu de poudre sur la lettre et sur la surface lisse de la boîte. Il n’y avait aucune empreinte digitale.
Tuppence hocha la tête avec un sourire d’amère satisfaction.
Car il aurait dû y avoir des empreintes digitales : à tout le moins les siennes…
Évidemment, l’une des domestiques pouvait avoir eu la curiosité de lire les lettres… Mais cela paraissait bien improbable. On avait peine à imaginer que l’indiscrète se soit donné la peine de chercher une clef correspondant à la serrure.
Et puis une domestique n’aurait pas pensé à effacer ses empreintes.
Mrs Perenna ? Sheila ? Quelqu’un d’autre ?… Quelqu’un, en tout cas, qui s’intéressait de près aux mouvements des forces britanniques.
*
Tuppence avait limité à trois phases simples son plan de campagne. D’abord, estimer globalement les probabilités et les éventualités. Ensuite, se livrer à de petites expériences pour déterminer si l’une ou l’autre des personnes habitant Sans Souci, ou y séjournant, s’intéressait aux mouvements de troupes sans vouloir que ça se sache. Et, enfin, découvrir de qui il s’agissait.
C’était sur cette dernière phase que Tuppence, dans son lit, le lendemain matin, avait porté sa méditation. Le cours de ses réflexions était quelque peu troublé par Betty Sprot qui, dès potron-minet, avant même que ne lui soit apportée la tasse du liquide fangeux et trouble officiellement baptisé thé du matin, avait fait dans sa chambre une entrée en cavalcade.
Betty se montrait aussi remuante que bavarde. Elle s’était prise d’une grande affection pour Tuppence. Étant parvenue à se hisser sur le lit, elle glissa sous le nez de Tuppence un livre d’images en lambeaux et ordonna, d’un ton sans réplique :
— ’ire.
Et, docilement, Tuppence lut :
« Jusqu’où voleras-tu, petit jars, petite oie ?
En haut, et puis en bas, et de la cave au toit. »
Betty s’en roula de joie sur l’édredon, répétant avec enthousiasme :
— Enhiaut… enhiaut… enhiaut… (Puis, d’une voix chagrine :) En bas…
Sur quoi elle se laissa lourdement tomber du lit.
Ce jeu fut répété à plusieurs reprises, jusqu’à ce que la fillette s’en lasse. À quatre pattes, elle s’empara alors des chaussures de Tuppence qu’elle se mit à manipuler, tenant à sa propre attention un discours abondant dans son langage particulier :
— Aguedo… bahpitte… souh… souh dah… poutche…
Tuppence oublia l’enfant et s’en revint à ses propres interrogations. Il lui semblait qu’une voix moqueuse répétait à son oreille les paroles de la comptine :
« Jusqu’où voleras-tu, petit jars, petite oie ? »
Jusqu’où, en effet ? La petite oie, c’était elle, et Tommy, le petit jars. Du moins, en tout cas, en avaient-ils l’apparence. À l’égard de Mrs Blenkensop, Tuppence nourrissait un profond mépris. Et Mr Meadowes, jugeait-elle, ne valait guère mieux : typiquement anglais, flegmatique, dépourvu d’imagination – et plus stupide qu’il n’était permis. Tous deux, espérait-elle, trouvaient bien leur place dans l’ambiance de Sans Souci, car deux personnes dans leur genre avaient toutes les raisons de s’y trouver.
En même temps, il ne fallait pas baisser la garde un seul instant. Un faux pas pouvait si facilement arriver. Elle en avait commis un, l’autre jour. Rien de bien grave, mais un avertissement clair qu’elle devait redoubler de prudence. Elle avait pourtant pensé que c’était une approche facile, une manière commode de nouer de bonnes relations. Se faire passer pour une médiocre tricoteuse et demander conseil à plus expérimentée. Mais elle s’était oubliée et, un soir, elle avait laissé ses doigts retrouver le rythme coutumier, les aiguilles reprendre le cliquetis régulier qui dénonce l’habileté. Et Mrs O’Rourke s’en était aperçue. Depuis, elle avait soin de s’en tenir à une cadence discrète, moins malhabile qu’au début, mais pas aussi rapide qu’elle eût pu être.
— Tuhlavue ? demanda Betty. Tuhlavue ?
— C’est ravissant, chérie, répondit Tuppence, absente. Vraiment ravissant.
Satisfaite, Betty retourna à son babillage.
Tuppence estimait qu’elle pourrait sans grande difficulté mettre en œuvre l’étape suivante. Avec la complicité de Tommy, bien entendu. Et elle savait exactement comment elle allait procéder…
Tout occupée à échafauder ses préparatifs, elle n’avait pas vu le temps passer. Mrs Sprot, haletante, entra dans la chambre à la recherche de sa fille :
— Oh, la voilà !… Je ne savais pas où elle avait bien pu aller. Betty, tu es une méchante fille. Oh, Seigneur !… Mrs Blenkensop, je suis désolée.
Tuppence s’assit dans son lit. Betty, avec un sourire d’ange, contemplait son œuvre. Elle avait ôté les lacets des chaussures de Tuppence, et les avait mis à tremper dans un verre à dents plein d’eau. Elle remuait le mélange d’un doigt allègre.
— Comme c’est drôle ! s’écria Tuppence, coupant court aux excuses de Mrs Sprot. Ne vous faites pas de souci. Ils sécheront très bien. D’ailleurs c’est de ma faute. J’aurais dû faire attention à ce qu’elle fricotait. Elle était si tranquille…
— Je sais, soupira Mrs Sprot. Quand les enfants sont tranquilles, c’est toujours mauvais présage. Je vous rachèterai des lacets ce matin, Mrs Blenkensop.
— Ne vous donnez pas cette peine, répliqua Tuppence. Ils finiront bien par sécher.
Mrs Sprot, sa fille dans les bras, s’en fut, et Tuppence se leva pour mettre son plan à exécution.